La ville africaine actuelle est le produit d’une rupture avec la nature

Un entretien de Laetitia Kaci (chargée de communication à l’UNESCO) à Sénamé Koffi Agbodjinou (architecte et anthropologue togolais) réalisé le 11 janvier 2024. Pour aider les habitants à penser et bâtir la ville intelligente et durable qu’il appelle de ses vœux, il a créé l’Africaine d’architecture, une plateforme de recherche et d’expérimentation ouverte à tous. À travers ses projets, il défend une ville inspirée des habitats traditionnels africains qui s’inscrivent dans leur environnement et utilisent des ressources locales.

Quelles sont les spécificités de l’urbanisme africain aujourd’hui ?

La ville africaine n’est pas le prolongement du village. Elle est le produit d’une rupture avec la nature. Les villes ont été construites sur le modèle occidental, avec du béton, du métal et du verre. Pendant longtemps, les travailleurs s’y rendaient pour gagner leur vie. Le soir, ils rentraient chez eux, au village, retrouver leur famille, des espaces de vie collectifs et l’écosystème de la brousse dans lequel le village s’intégrait.

Dans les années qui viennent, les populations urbaines vont tripler en Afrique. Pour que la ville y devienne un lieu de vie plus apaisé, il faut qu’elle retrouve un lien avec la nature en s’inspirant des approches anciennes. Le bâti traditionnel, qui devait composer avec l’environnement immédiat, cultivait en effet un lien plus organique avec la nature.

“Pour que la ville devienne un lieu de vie plus apaisé, il faut qu’elle retrouve un lien avec la nature”

Mais il ne s’agit pas de caricaturer l’architecture vernaculaire ou de dupliquer le modèle des villages. La solution ne consiste pas à reproduire l’ancien, mais à mobiliser les ressources locales, en s’appuyant aussi sur les apports de la technologie.

Est-il possible de concilier traditions et nouvelles technologies ?

C’est possible, à condition de travailler avec des acteurs africains vivant en Afrique. Aujourd’hui, nous avons tendance à vouloir nous inspirer des villes intelligentes, les smart cities, qui reposent sur des technologies développées dans la Silicon Valley, en Californie. Mais les ingénieurs qui y travaillent ne connaissent pas notre réalité.

C’est la raison pour laquelle je propose de créer des laboratoires d’innovation dans les villages africains sur un modèle que j’appelle les « enclos d’initiation », c’est-à-dire des lieux entièrement ouverts où les jeunes générations sont formées aux outils numériques et travaillent en concertation. Cela permettrait aux jeunes d’un même environnement de se saisir des problématiques contemporaines et de construire des villes africaines plus adaptées aux hommes et à l’environnement.

Quelle est votre définition de l’architecture durable ?

Je trouve ce concept trop influencé par une vision moderne et occidentale. Nombreux sont ceux qui confondent durable avec permanent ou solide. La durabilité ne consiste pas seulement à utiliser des matériaux qui traversent le temps sans se dégrader, mais à mettre en place une architecture qui puisse être renouvelée à l’infini.

“La durabilité consiste à mettre en place une architecture qui puisse être renouvelée à l’infini”

Si on les envisage du seul point de vue de leur résistance dans le temps, les matériaux traditionnels de construction en Afrique, comme le pisé, montrent vite leur limite. Mais une maison ou une mosquée en terre n’est pas censée durer éternellement. Chaque année, les habitants se réunissent et refont l’enduit. C’est aussi ce qui soude la communauté des villageois. Ces moments donnent lieu à des fêtes et de grandes célébrations, c’est un ciment social pour le village.

Pour quelles raisons avez-vous éprouvé le besoin de suivre des études d’anthropologie en plus de votre cursus d’architecte ?

L’architecture est une projection au sol de ce qu’on imagine d’une société. Selon l’imaginaire collectif, un peu de terre et de paille suffisent à construire un bâtiment africain. Mais c’est une vision qui s’attache seulement aux apparences.

Pour comprendre comment s’organise la vie au sein des habitats, il est essentiel de connaître les structures d’une organisation sociale. L’anthropologie devrait occuper une place plus importante dans les études d’architecture. Cela permettrait de tenir compte des réalités du terrain et d’éviter bien des maladresses.

? Retrouvez l’entretien en ligne dans le numéro de périodique “Construire demain : vers un habitat durable” (Janvier-Mars 2024) ; Le Courrier de l’UNESCO.

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