Dans cette tribune, Sami Ibrahim (Urbaniste, spécialiste de la planification stratégique, de la gouvernance urbaine et des dynamiques transnationales) revient sur les défis des villes du Sud, confrontées à l’urgence climatique et à la mondialisation urbaine. À travers l’exemple de Dubaï, il illustre comment ces villes adoptent des modèles importés, séduisants, mais souvent inadaptés aux réalités locales. Pourtant, elles ont su développer des formes de résilience ancrées, aujourd’hui menacées par un urbanisme standardisé et centralisé.
L’urbanisme mondialisé : un récit séduisant, un réel fragile
Dans nombre de pays du Sud, les villes sont aujourd’hui confrontées à une double injonction : répondre à l’urgence climatique tout en adoptant les codes d’une ville mondialisée. Cette tension nourrit une accélération des transformations urbaines qui s’appuie souvent sur des modèles importés, standardisés, séduisants dans leur forme, mais inadaptés dans leur fond.
Pourtant, derrière les grandes narrations technologiques et les stratégies de branding territorial, on oublie parfois une chose essentielle : les villes ont longtemps su faire avec peu. Elles ont développé, dans leurs marges et leurs traditions, des formes de résilience ancrées. Et c’est précisément ce que l’on perd quand on confond urbanisme et production d’objets urbains.
C’est cette perte de l’intelligence locale, des formes, des usages et des savoir-faire que je propose d’interroger ici à travers l’exemple de Dubaï.
Dubaï : d’un savoir-faire local à une ville sous vitrine
Ville jeune et médiatique, Dubaï a très vite construit son image de vitrine mondialisée. Son urbanisme spectaculaire s’appuie sur des mégaprojets verticaux, une gouvernance de type entreprise, et un empilement d’autorités d’aménagement rattachées au pouvoir central.
Mais derrière cette façade, deux quartiers comme Bastakiya ou Satwa, que j’ai étudiés dans mes travaux, révèlent un savoir-faire local largement effacé.
Bastakiya, quartier résidentiel fondé par des marchands aisés venus de Bastak en Iran, se caractérisait par ses trames étroites, ses cours intérieures et ses dispositifs passifs de ventilation comme les tours à vent. Satwa, quartier postmoderne de logements sociaux aux rues perméables et animées, a également été progressivement détruit ou requalifié pour mieux correspondre au récit dominant.
Pourtant, ces formes urbaines étaient bien plus adaptées au climat local, à la marche, à la proximité sociale. Leur disparition signe la mise à l’écart d’un urbanisme vernaculaire porteur de résilience. On a remplacé la connaissance située par une logique de standardisation importée. Et aujourd’hui, à grand frais, on fait appel à des experts pour redécouvrir ce que l’on savait déjà faire.
Ce paradoxe n’est pas propre à Dubaï. Il dit quelque chose de plus profond : l’effacement des intelligences locales dans la fabrique urbaine contemporaine. À mesure que les villes cherchent à se positionner dans la compétition globale, elles tendent à déléguer leur planification à des grands groupes d’ingénierie, au détriment de la connaissance intime des lieux. L’élite technique devient souvent étrangère au contexte qu’elle prétend organiser. Résultat : des plans ambitieux mais peu implémentés, des infrastructures surdimensionnées, des espaces inadaptés aux usages réels.
Un modèle inexportable
Ce modèle dubaïote, souvent regardé avec admiration, a pourtant échoué à s’imposer ailleurs. Dans plusieurs pays d’Afrique du Nord ou d’Asie centrale, des projets inspirés de Dubaï ont été portés par les mêmes acteurs, avec les mêmes ambitions. Mais ces projets se sont heurtés à des systèmes administratifs et de planification déjà en place, à des sociétés complexes, à des réalités territoriales ignorées.
Contrairement à Dubaï où la centralisation autoritaire du foncier et l’absence de législation contraignante ont permis une accélération sans débat, ces territoires possèdent des règles, des institutions, une mémoire urbaine.
Le modèle dubaïote a reposé sur l’effacement volontaire des freins : démolition des quartiers anciens, privatisation des fonctions urbaines, dérégulation des cadres d’aménagement au profit de holdings publics à fonctionnement privé. Ce qui a fait la « réussite » de Dubaï est précisément ce qui empêche la greffe du modèle ailleurs : l’absence d’obstacles démocratiques, de revendications locales, de droit à la ville.
Perdre la ville, perdre le sens
Ce que cette trajectoire nous enseigne, c’est qu’en cherchant à aller vite, on peut finir par oublier comment faire la ville. À force d’importer des modèles, on déqualifie les ressources locales, on invisibilise les quartiers ordinaires, on relègue les habitants au rôle de figurants. On fabrique des villes pour les investisseurs, pas pour les résidents.
Dans mes recherches, j’ai défendu l’idée que la ville de demain est déjà là : dans ses formes héritées, ses structures sociales, ses trames piétonnes, ses usages discrets. Ces éléments, souvent négligés, sont porteurs d’une résilience que ni la technologie ni l’image ne peuvent compenser. Les quartiers comme Satwa, avec leur densité modérée, leur mixité sociale spontanée et leur échelle humaine, valent bien des smart cities conçues en laboratoire.
Pour une francophonie urbaine ancrée
Face aux promesses d’un urbanisme globalisé, je crois que les villes francophones, en particulier celles du Sud, peuvent porter un autre récit. Parce qu’elles sont traversées par des héritages multiples, parce qu’elles ne peuvent pas faire table rase, parce qu’elles doivent composer avec des contraintes budgétaires et sociales fortes, elles sont bien placées pour expérimenter une autre voie. Une voie où l’urbanisme n’est pas un produit de luxe, mais une politique du quotidien. Où la ville ne cherche pas à impressionner, mais à durer. Où l’on ne construit pas seulement pour l’image, mais pour les usages.
Réapprendre à faire la ville, c’est peut-être cela, aujourd’hui, le vrai défi de la transition.
Publiée une fois par mois, la tribune “Urbanisme en Francophonie ” se propose de recueillir les témoignages et les réflexions d’une personnalité autour d’un sujet de son choix. Cet espace ouvert permet aux auteurs de partager librement leur vision du monde et de contribuer à ce récit original. Tandis que le monde doit organiser sa transition vers un développement plus respectueux des personnes, des ressources de la planète et de sa biodiversité, comment penser et construire les villes ?