À quoi sert finalement le Grand Prix de l’urbanisme ? À « aider la discipline à inventer de nouvelles voies, à montrer des chemins inusités, à faire des pas de côté pour rester en prise avec la marche du monde », répond Ariella Masboungi (Architecte-Urbaniste, ancienne haute fonctionnaire chargée du Projet urbain au Ministère en charge de l’urbanisme. Lauréate du prix en 2016, elle rappelle combien cette distinction contribue à l’évolution de la pensée et des pratiques urbanistiques. Cette tribune prend tout son sens alors que le Grand Prix de l’urbanisme vient d’être attribué à Sabine Barles, Professeure à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et spécialiste du métabolisme urbain.
Refonder le grand prix de l’urbanisme en 1998 a été l’occasion pour l’État de définir les critères d’attribution et de faire monter en puissance ce grand prix afin qu’il joue un rôle déterminant pour aider la discipline à inventer de nouvelles voies, à montrer des chemins inusités, à faire des pas de côté pour être en prise sur la marche du monde. À l’instar du prix Nobel la personne lauréate est celle qui fait avancer la discipline, l’amène sur des chemins inattendus, lui ouvre des voies. Ainsi s’est inventé le dispositif : consultation du public pour désigner des personnalités correspondant au critère proposé et jury d’une dimension internationale indépendant de l’administration. Puis un tryptique est mis en place pour que les nominés puis la personne ou équipe lauréate démontrent en quoi la discipline peut s’enrichir : une autobiographie scientifique, un livre dédié et un événement public, le tout devant stimuler les acteurs de la ville, les faire réfléchir, leur ouvrir des voies. Il s’agit de donner envie d’urbanisme en le liant encore plus étroitement que jamais aux questions contemporaines de l’écologie, du social, et de la régénération du territoire.
Le Grand Prix de l’urbanisme n’est pas seulement l’occasion de saluer la profession mais de mettre en lumière un savoir, des pratiques, des hypothèses, qui ouvrent des pistes d’avenir. C’est aussi un moyen de rendre la profession désirable et visible, de montrer une direction enviable pour les jeunes classes d’âge dont il s’agit d’attirer les meilleurs pour aider à mieux faire la ville.
Ce prix revêt une importance réelle dans le milieu professionnel. Il est désiré et désirable et son audience a grandi, notamment avec la mobilisation d’Yves Lion sur le Grenelle de l’environnement à la demande du ministre Jean-Louis Borloo, mais aussi celle de David Mangin sur les rencontres liées à l’Union européenne et son rôle de parrain d’une action forte sur l’urbain avec Yann Arthus-Bertrand, les ateliers régionaux du Grenelle de l’environnement. On peut évoquer aussi la mission confiée par Benoist Apparu à Laurent Théry, GP 10 et à Yves Lion pour le pilotage de l’urbanisme de projet. Plus généralement les grands prix de l’urbanisme sont très sollicités pour s’exprimer sur la place publique et nous aident à promouvoir cette dimension souvent oubliée du grand public..
L’urbaniste, c’est quelqu’un qui, à mon sens, n’est spécialiste de rien, mais spécialiste du lien entre les savoirs, les espaces, les hommes, les fonctions, le lien entre les disciplines, entre les domaines, pour lutter contre les logiques sectorielles et ouvrir des pistes d’action répondant à plus d’une préoccupation.
J’illustrerai le propos par trois figures de grands prix récents, offrant des pas de côté, de l’innovation, et alertent sur des sujets ou approches inusitées, bousculant le savoir établi et régénérant les démarches urbaines.
Patrick Bouchain, dont le titre d’ouvrage : un urbanisme de l’inattendu, met l’accent sur un mode d’exercice architecturalo-urbain de Patrick Bouchain, se définit par sa liberté, son goût de l’expérimentation, son appétence pour les territoires et les sites oubliés et le goût du droit qu’il met au service du projet. Découvrir les trésors cachés d’une situation urbaine, de l’existant, des usages, d’un patrimoine bâti, vécu, l’amène à regarder avec amitié tout type de territoire pour en déceler le potentiel, coproduire son programme, sa transformation, et conserver une forme d’inachèvement qui accueille l’imprévu.
Il sait promouvoir le « possible ignoré », défendre l’altérité, sortant des standards, du catalogue, et pour que le temporaire débloque des situations figées, nourrisse la formation des concepteurs et des professionnels de la ville.
Simon Teyssou, dont le livre porte tout un programme : « En campagne ». Il est un précurseur militant en faveur des territoires qui se sentent oubliés, de la sobriété obligée sur ces territoires porteuse d’innovations et de savoir-faire, d’une écologie holistique qui préserve des sols, reconvertit le bâti, gèrer l’eau et la biodiversité, promeut des bio matériaux, mais surtout s’intéresse au bien-être des habitants. Ce grand prix décerné en 2022 venait à point nommé à l’heure de l’économie des sols, à l’intérêt pour lutter contre leur détérioration, à l’enjeu sociétal qui met les territoires ruraux au cœur de la recomposition politique européenne. Il porte un « projet France » qui recompose les priorités et reconnaît le rôle et l’apport des territoires oubliés pour une France solidaire qui ne laisserait personne sur le chemin.
Et en 2025, la chercheuse Sabine Barles, figure majeure du « métabolisme urbain », dont le livre s’appelle : « Rendre visible l’invisible », amène à réinitialiser les fondements d’une écologie territoriale, trop souvent réduite à mots d’ordre par silos qui échouent à faire système. La connaissance approfondie du métabolisme urbain, qui révèle le poids insoutenable des villes et territoires contemporains, appelle à aborder les différentes échelles sur lesquelles l’aménagement peut redevenir un levier réel de transition écologique. Ayant le goût de la coproduction, elle ose des scénarios contrastés incluant le rôle de la société civile, l’évolution des modes de vie, les pratiques agricoles, la gestion des eaux, des déchets, l’économie et la politique. Elle met en lumière auprès des acteurs de la fabrique du territoire et du grand public les impensés de l’urbanisme : tant l’invisible, en révélant la face souterraine de l’urbanisme, que de l’indicible, en abordant des sujets parfois tabous (récupération des urines). A nous d’en déduire de nouvelles approches des sujets territoriaux, d’autres manières d’agir sur le territoire et d’autres sujets d’études, de la planification au projet urbain, ce qui appellerait une révision des politiques publiques et l’instauration de nouvelles gouvernances territoriales à imaginer. Une bifurcation certes ! qui donne un sens profond à l’attribution du grand prix en 2025.
Un point commun aux personnalités et équipes lauréates, leur goût de la liberté, leur indépendance par rapport aux pouvoirs quels qu’ils soient, leur absence de langue de bois,.. toutes choses indispensables pour affronter notre époque qui recule sur bien des acquis. La liberté de parole, de choix professionnels, de système, de valeurs, de mode d’exercice est sans doute l’arme suprême pour faire la ville meilleure pour tous, ce qui est l’enjeu majeur de l’urbanisme.
À propos d’Ariella Masboungi
Architecte-urbaniste, ancienne haut-fonctionnaire chargée du « Projet urbain » au Ministère en charge de l’urbanisme, où elle a dirigé le Grand Prix de l’urbanisme et les « Ateliers Projet urbain » générant des livres tels « Penser la ville par le paysage, puis la lumière et enfin l’art contemporain », « Berlin, génie de l’improvisation ». Elle explore des sujets tels « L’énergie au cœur du projet urbain », « la ville pas chiante », «territoires oubliés » et « l’urbanisme féministe » au Club Ville-Aménagement. Elle y dirige les « 5 à 7 » sur des thèmes de société – écologie et économie, ville numérique. Elle a synthétisé son travail dans « Le plaisir de l’urbanisme » à l’occasion du Grand prix de l’urbanisme qui lui a été décerné en 2016. Ses derniers ouvrages : avec Antoine Petitjean en 2022 « la ville pas chiante, alternatives à la ville générique », et en février 2024 « les territoires oubliés, un futur désirable » coécrit avec G.Hébert. Elle a codirigé et rédigé les livres sur les personnalités lauréates du Grand prix de l’urbanisme, avec A. Petitjean, pour le Ministère en charge de l’urbanisme.
Elle est membre du club ville aménagement, du comité scientifique de la revue Urbanisme et du comité d’orientation de la Fabrique de la Cité. Elle donne de nombreuses conférences et rédige souvent des articles sur les sujets qui touchent à la ville et à l’écologie.
Elle s’est vue décerner la grande médaille d’urbanisme de l’Académie d’architecture ainsi que le grade d’officier de l’Ordre du mérite et de la légion d’honneur.
Concernant le grand prix de l’urbanisme, objet de cet article, Ariella Masboungi a œuvré pour refonder le grand prix et en a assuré la conduite au sein du ministère en charge de l’urbanisme de 1998 à 2015. Le grand prix lui a été attribué en 2016. Depuis elle conseille la DGALN en la matière et a dirigé avec Antoine Petitjean les livres dédiés.
Publiée une fois par mois, la tribune “Urbanisme en Francophonie ” se propose de recueillir les témoignages et les réflexions d’une personnalité autour d’un sujet de son choix. Cet espace ouvert permet aux auteurs de partager librement leur vision du monde et de contribuer à ce récit original. Tandis que le monde doit organiser sa transition vers un développement plus respectueux des personnes, des ressources de la planète et de sa biodiversité, comment penser et construire les villes ?