Le commerce informel de rue, l’urbanisme invisible qui façonne la ville

Dans cette tribune, Mensérétou Mbohou Maghoue, Docteure en aménagement de l’espace et urbanisme et attachée de recherche au laboratoire de Géoarchitecture de l’Université de Bretagne Occidentale (UBO), met en lumière le rôle décisif du commerce de rue dans la fabrique urbaine. Elle montre comment, loin d’être marginal, ce phénomène imprévisible et fluide reconfigure les flux, crée des centralités économiques spontanées et impose ses propres règles dans l’espace public. À travers l’exemple de Ngaoundéré, au Cameroun, elle interroge les mécanismes par lesquels l’informalité devient un véritable architecte invisible des villes.

 

Dans l’ombre des plans d’urbanisme officiels, un autre modèle de ville se dessine, imprévisible, fluide, façonné au gré des interactions humaines et des nécessités économiques immédiates. Le commerce informel de rue n’est pas une simple occupation anarchique de l’espace public, c’est une force motrice qui insuffle du mouvement aux villes, redéfinit les flux de circulation et façonne des centralités commerciales là où personne ne les avait prévues. À Ngaoundéré au Cameroun comme dans plusieurs autres villes des pays en développement, ce commerce s’impose comme un architecte invisible qui reconfigure les rues et trottoirs ; transforme les espaces de transit en lieux de vie et d’échange ; et crée des pôles d’attractivité spontanés. Pourtant, cette dynamique, au lieu d’être comprise comme une richesse à structurer, est souvent perçue comme une nuisance à contenir, un désordre à réguler. Et si, au lieu de chercher à l’effacer, on la regardait comme une énergie créatrice, un moteur urbain qui réinvente la ville en permanence ? Quels mécanismes précis permettent à l’informalité de rue de modeler l’organisation urbaine et d’inscrire ses propres règles dans le paysage métropolitain ?

Le commerce informel de rue : une force silencieuse qui façonne la ville

Dans l’ombre des plans d’urbanisme et des réglementations institutionnelles, le commerce informel de rue modèle la ville sans en avoir officiellement le titre. Loin d’être un simple phénomène économique marginal, il génère des centralités économiques spontanées, redéfinit les flux piétonniers et influence l’aménagement urbain. C’est pourquoi, Bromley (2000) le qualifie d’un urbanisme de l’instant, où l’espace public est continuellement reconfiguré par les besoins commerciaux et sociaux. À Ngaoundéré (situé au Centre-Nord du Cameroun) les carrefours, le long des routes, rues et ruelles, les gares routières et ferroviaires sont investies par les étalages de fruits et légumes, les points de restauration « tourne-dos », les mouvements des ambulants aux multiples produits, les points de réparations de motos entre autres. Ces occupations marchandes et parfois « anarchiques » sont des preuves que cette ville n’est pas uniquement le produit des décisions des urbanistes et des autorités (Mairie de la ville, Communes d’Arrondissements de Ngaoundéré 1,2 et 3), mais aussi des pratiques de ses habitants qui la réinventent constamment. Ainsi, le commerce informel de rue en redéfinissant l’espace urbain, il créé des centralités économiques non planifiées. Ces vendeurs s’installent dans des lieux stratégiques aux flux de clientèles nombreux et forment de ce fait des pôles d’attractivité spontanés. Par conséquent, l’urbanisme officiel est donc souvent remodelé par ces dynamiques informelles et ces adaptations quotidiennes qui influencent les flux de circulation, les infrastructures et réorientent l’utilisation des espaces urbains. La présence de ces commerçants informels comme l’illustrent les photos 1 et 2,  s’affiche selon Roever & Skinner (2016) comme un régulateur invisible des mouvements urbains.

         

Photo 1 : Vue de l’occupation sédentaire de la Nationale N01 (sortie Nord de la ville)par des tablettes aux produits divers. © Mbohou Maghoue 2021

 

 

 

 

 

 

Photo 2 : Déambulation des commerçantes de poissons frais au Carrefour Texaco (centre-ville) © Mbohou Maghoue 2021

 

 

 

 

 

 

 

 

Le commerce informel, moteur d’une urbanisation spontanée et puissante

Par ailleurs, ce commerce informel impose une logique d’adaptation qui transforme durablement l’urbanité, car ses effets s’étendent bien au-delà de l’acte commercial lui-même.  En effet, cette transformation s’inscrit également dans une économie parallèle essentielle à la ville de Ngaoundéré, surtout dans les contextes marqués par la précarité et le chômage des jeunes. Le commerce informel de rue en fournissant ainsi des emplois à près de 78 % des travailleurs de cette ville, répond également à une demande locale en offrant des produits et services à moindre coût, souvent accessibles aux populations précaires.  Cette pratique commerciale prouve ainsi son rôle central dans la structuration des économies locales. UN-Habitat (2022) d’ajouter de ce fait que, cette dynamique du commerce informel de rue contribue à la résilience urbaine, en permettant aux populations exclues du marché formel de participer activement à l’économie de la ville. 

Enfin, bien que souvent perçu comme un élément désorganisant, le commerce informel de rue est en réalité une réinvention et une redéfinition des espaces urbains bien souvent en compensation aux « lacunes des plans d’urbanisme ». À Dakar par exemple, Khouma (2017) montre comment les marchés de rue se sont formés autour des gares routières. Il évoque qu’au départ, il s’agissait de quelques vendeurs ambulants, mais avec le temps, des centaines de commerçants ont occupé l’espace, transformant ces zones en véritables hubs économiques et influençant l’urbanisme local. Outre ces transformations organisationnelle et économique à Ngaoundéré, le commerce informel de rue joue également un rôle central dans l’émergence des quartiers à habitats précaires. 

Commerce informel de rue et émergence des quartiers précaires : une urbanisation à la marge, mais structurante

Il ne se contente pas de se développer au sein des quartiers précaires : le commerce informel de rue participe activement à leur expansion et à leur structuration, devenant un moteur essentiel de l’urbanisation non planifiée. Dans la ville de Ngaoundéré, ces commerçants résident en majorité dans les quartiers à habitats précaires notamment Joli soir, Gadamabanga, Baladji, Onaref, Sabongari, Djalingo, Burkina, Madagascar, Bali, Norvégien, Mbamyanga, Bini, Dang. Dans ces quartiers, les petits commerces de rue jouent un rôle crucial : ils fixent des points de rencontre, facilitent les échanges économiques et renforcent les liens sociaux autour d’une calebasse de « bili-bili » à Jolie Soir par exemple.(Mbohou Maghoue, 2025). Cette dynamique contribue ainsi à densifier l’habitat en attirant de nouveaux résidents en quête d’opportunité économique, souvent sans accompagnement gouvernemental. C’est l’exemple du quartier Joli Soir à Ngaoundéré où l’installation progressive d’activités informelles (250 lieux de production de « bil-bil ») a façonné la morphologie de ce quartier (Esse Ndjeng, 2014). Cependant ces territoires ne doivent pas être seulement considérés comme des expansions informelles des quartiers à habitats précaires, mais plutôt comme des espaces autogérés, où l’activité informelle sert de pilier d’organisation et d’adaptation urbaine. C’est pourquoi en réponse à cette réalité urbaine, les villes doivent reconnaitre et intégrer les dynamiques informelles dans leurs stratégies d’aménagement, ce qui permettra une cohabitation entre urbanisme institutionnel et urbanisme spontané. Cette approche suggère que l’évolution des quartiers précaires ne peut plus être pensée comme un phénomène à réguler uniquement par des politiques de contrôle, mais plutôt comme une opportunité à structurer intelligemment, en reconnaissant le rôle moteur du commerce informel dans la fabrique urbaine.

Conclusion 

Le commerce informel de rue est une force silencieuse mais indéniable, sculptant la ville au fil des interactions humaines bien plus que les plans officiels ne l’anticipent. Il redéfinit les flux, crée des centralités, et transforme les quartiers, imposant un urbanisme souple, adapté aux besoins réels des citadins. Loin d’être un simple désordre à réguler, c’est une énergie vivante qui dynamise l’espace urbain, lui donnant une plasticité et une résilience incomparables. Reconnaître cette force, c’est accepter que la ville ne se construit pas uniquement sur papier, mais dans les usages et les échanges quotidiens. Plutôt que de l’opposer aux modèles formels, l’avenir repose sur une cohabitation intelligente, où l’informel devient un levier d’innovation urbaine, assurant une ville plus fluide, plus inclusive et plus proche de ceux qui la font vivre.

Bibliographie

Bromley, R. (2000). Street vending and public policy: a global review. International Journal of Sociology and Social Policy, 20(1/2), 1-28 [en ligne].

Roever, S., & Skinner, C. (2016). Street vendors and cities. Environment and Urbanization, 28(2), 359-374 [en ligne].

UN-Habitat (2022). Annual Report 2022. United Nations Human Settlements Programme. 28 pages, [en ligne].

Khouma, M. (2017). Commerce et gestion de l’espace urbain à Dakar : enjeux, logique et stratégies des acteurs. Thèse de doctorat, Université du Havre, UMR IDEES-LE Havre 6266 CNRS, École doctorale 556 Homme, Sociétés, Risques, Territoires. 256 pages. [en ligne].

Mbohou Maghoue, M. R. (2025). Structuration de l’espace économique de rue : Une appropriation par le commerce informel physique et son contournement par le e-commerce dans la ville de Ngaoundéré (Cameroun). Thèse de doctorat en Aménagement de l’espace et Urbanisme, Université de Bretagne Occidentale, 431 pages.

Esse Ndjeng, M. P. (2014). Joli-soir, un territoire de la bière locale entre rupture et cohésion urbaine à Ngaoundéré. Revue Urbanités [en ligne].

 

Publiée une fois par mois, la tribune “Urbanisme en Francophonie ” se propose de recueillir les témoignages et les réflexions d’une personnalité autour d’un sujet de son choix. Cet espace ouvert permet aux auteurs de partager librement leur vision du monde et de contribuer à ce récit original. Tandis que le monde doit organiser sa transition vers un développement plus respectueux des personnes, des ressources de la planète et de sa biodiversité, comment penser et construire les villes ?

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