Alain Bourdin (Professeur des universités, sociologue, urbaniste, actuellement Professeur invité à l’Université Nationale de Singapour, Directeur de la Revue Internationale d’Urbanisme et du programme de recherche Coubertin sur la production des équipements olympiques). Une partie de ses travaux* portent sur le patrimoine. Dans cette tribune Urbanisme en Francophonie, il nous invite à se poser les questions suivantes : Le patrimoine est-il une idée imposée par l’Occident au reste du monde, une forme de la colonisation culturelle ? Au contraire cette affirmation, lorsqu’elle est proférée par des occidentaux, n’est-elle pas une manière méprisante d’afficher leur supériorité ? L’enjeu mondial n’est-il pas plutôt de redéfinir et de protéger l’idée de patrimoine aujourd’hui exposée à de nouveaux dangers ?
Le succès du patrimoine
Toutes les civilisations ont pensé leur rapport au passé et son inscription dans des objets matériels et des rites ou comportements immatériels. Elles l’ont fait de différentes manières en donnant des places variables à la commémoration, et donc à l’histoire, et surtout à la protection. Qu’est ce qui compte, le temple ou le plan du temple ? Les ruines, la préservation d’objets précieux que l’on mettra dans un musée ou la connaissance de ce qui fut, transmise par les Griots, les Rhapsodes ou les historiens ? Et le théoricien (Liang Sicheng) du patrimoine en Chine était-il un colonisateur ? Même si le terme de patrimoine est une invention des occidentaux, son histoire au XXe siècle montre qu’il a bien vite fonctionné comme une « auberge espagnole » où chacun apporte ce qu’il veut y mettre.
Il reste que l’Occident a imposé pendant tout un temps son ordre mondial du patrimoine. Mais la rupture provoquée par le projet du barrage d’Assouan et le sauvetage des temples d’Abou Simbel, quand le Colonel Nasser dit au monde que le patrimoine égyptien appartient d’abord aux égyptiens et pas aux archéologues Allemands, Anglais ou Français est maintenant une vieille histoire des années soixante. Aujourd’hui, au moins en ce qui concerne le classement au patrimoine mondial de l’UNESCO, ce sont les États concernés (et les experts) qui dominent, peut-être trop.
Donc ce que nous raconte l’histoire du patrimoine depuis le milieu du XXe siècle, c’est la construction d’un « commun » à triple dimension mondiale, nationale et locale. Et cela n’a pas si mal marché. Il y a eu le sauvetage de grands sites archéologiques ou historiques avec des vicissitudes liées aux évènements politiques (cas d’Angkor), l’invention des catégories de paysages naturels et culturels, la valorisation des arts et traditions populaires, et une adhésion toujours plus forte au label de l’UNESCO, accompagnée dans certains cas du développement considérable de l’action étatique, habituellement liée aux politiques touristiques. Car pendant ce temps, le patrimoine dans toutes ses définitions est devenu un objet majeur de tourisme. Le patrimoine industriel et celui du XXe siècle ont rejoint cet ensemble.
Les zones d’ombres (ou de ténèbres) sont liées à l’incurie ou au manque total de moyens dans la gestion des sites mais également à des affirmations d’identités nationales ou religieuses qui impliquent de détruire le patrimoine de l’autre, comme les trois bouddhas de Bâmiyân en Afghanistan. Également à la prise de conscience tardive et après beaucoup de démolitions de l’intérêt historique et urbain de certains quartiers anciens (d’abord en Europe, puis en Chine). Ou encore à des questions difficiles comme celles du patrimoine colonial quand il s’agit des objets, en particulier urbains, laissés par le colonisateur ou de sa réinvention des cultures locales.
Mais cette histoire reste positive.
Les nouveaux risques
Un premier coup de semonce est venu de ce qui semblait une innovation nécessaire et bien venue : le classement du patrimoine immatériel mondial. Quand on parle de patrimoine matériel il faut considérer l’espace qu’il occupe : lorsqu’une pyramide précolombienne se trouve « coiffée » par une église qui empêche de la voir, il n’y a que deux solutions : l’oublier ou du moins se contenter de visites virtuelles (ce qui en soi est une petite révolution) ou détruire l’église. Au contraire pour protéger la pizza napolitaine il suffit de mettre sa recette dans un coffre à la banque. Du coup la définition même de ce qu’est le patrimoine s’est obscurcie car il devient facile de l’étendre à l’infini et d’oublier ce qui joue un rôle très régulateur pour le patrimoine matériel : la nécessité de choisir. Du coup des débats récurrents, en particulier sur l’authenticité, n’en finissent plus.
Deux secousses très fortes font aujourd’hui courir des risques au monde du patrimoine :
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La première vient de l’intelligence artificielle qui brouille la relation entre le virtuel et le matériellement réel (les technologies numériques le faisaient depuis longtemps), et le présent et le passé.
A partir d’un certain moment faire revivre le passé dans une forme qui n’est plus celle de la fiction revient à nier l’idée même de patrimoine, d’un bien précieux dont nous héritons et qu’il faut préserver. On pourra (on peut) à tout instant se réinventer des passés totalement faux et les rendre très crédibles. Même si aujourd’hui on n’en est pas tout à fait là on peut imaginer qu’en fonction du pouvoir politique, de la mode etc. On recrée à volonté des espaces patrimoniaux à base d’IA et de constructions éphémères, comme le changement d’attraction dans un parc à thème. Cela signifie qu’il convient d’urgence de réfléchir à la manière dont on ancre un caractère du patrimoine qui semblait aller de soi : la permanence. Peut-être faut-il se méfier, notamment lors des interventions artistiques, des usages qui changent sans arrêt les caractères et les fonctions du lieu.
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La seconde concerne plus spécifiquement le patrimoine industriel.
Lorsque, dans le dernier tiers du XXe siècle on a commencé à se préoccuper de ce type de patrimoine (surtout dans des régions où il n’y avait pas grand-chose d’autre à classer) on s’est habituellement contenté de décalquer les catégories utilisées à propos du patrimoine ancien. Cela suffisait parce que certaines figures patrimoniales (les plus belles usines textiles par exemple) s’imposaient facilement et que la pression pour la démolition (souvent techniquement complexe) n’était pas très forte. Mais les programmes utilisés pour donner de l’activité à ce type de lieux s’épuisent (on ne peut pas faire des musées ou des galeries d’art partout) et ils n’étaient pas toujours très convaincants, il faut donc les réexaminer ; d’autre part les politiques de sobriété foncière qui se développent un peu partout dans le monde vont faciliter la transformation d’objets industriels en terrains à bâtir. La pression va augmenter et il va falloir développer des critères solides pour choisir ce que l’on conserve et ce que l’on abandonne. Sinon les seuls critères économiques du bilan d’opération l’emporteront ce qui serait dommage.
* Il est notamment l’auteur de :
- “Créer la place du village en ville“– Archibooks (2023) ;
- “Du logement à la ville : ce que préfèrent les habitants: Récit d’une enquête” – Éditions de l’Aube (2021) ;
- “FaireCentre : la nouvelle problématique des centres-villes” – Éditions de l’Aube (2019).