Beyrouth : une métropole face aux souffles des crises urbaines

Publiée sur le site du Centre national d’études spatiales (Cnes), l’image globale recouvre le mohafazat (ou gouvernorat) de Beyrouth et celui du Mont Liban constitué, du Sud au Nord, des caza-s du Chouf, Aaley, Baabda et Metn ainsi que le Kesrouan. Cette image de Beyrouth, capitale du Liban, a été prise par le satellite Sentinel-2B le 11 décembre 2022. Il s’agit d’une image en couleurs naturelles de résolution native à 10m.

Contexte de l’agglomération beyrouthine

L’agglomération beyrouthine s’étend sur plus de 450 km2 et plus de 120 municipalités. Elle est organisée autour des pôles principaux de Beyrouth et Jounieh, qui commencent à rejoindre l’agglomération de Jbail au Nord. Les pôles secondaires de Bickfaya, Damour, Beit-Méri-Broummanna, Aaley ou Damour ont aussi rejoint l’agglomération en forte urbanisation.

Cette croissance urbaine débridée dissimule une fragmentation importante héritée de la guerre civile (1975-1990) et entretenue par les crises touchant le Liban. Les difficultés de l’État se lisent dans ces dynamiques urbaines qui ont notamment pour cause la permanence d’une gouvernance qui repose encore officielle sur la répartition des pouvoirs entre groupes confessionnels. Cependant, au fil des décennies, les différences d’évolution entre les communautés n’ont pas donné lieu à une révision du partage des responsabilités tandis que des logiques clientélistes pouvaient se faire jour.

Les explosions du 4 août 2020 sur le port ont donc soufflé les activités pétrolières mais aussi la partie historique de la ville, c’est-à-dire le cœur d’un territoire qui connaissait déjà une crise profonde en raison de l’effondrement du système financier, de la fragilité de l’État et de l’épuisement de l’organisation du pouvoir central.

Les défis et les opportunités de Beyrouth

La ville de Beyrouth, capitale du Liban, est confrontée à un certain nombre de problèmes complexes d’urbanisme. La ville souffre depuis des décennies des conséquences de la guerre civile et de la spéculation foncière et immobilière, qui se traduisent par des problèmes d’aménagement des espaces publics, des carences dans les services et des manques d’infrastructures. L’accident de 2020 accentue donc les difficultés.

Depuis, de nombreuses voix se sont exprimées sur la manière d’engager les réparations : reconstruire, en particulier les quartiers de Gemmayzé, Mar Mikhaël, Achrafieh, dans le respect des bâtiments et des formes du tissu urbain historique ou bien saisir l’opportunité de réorganiser la ville et son bâti, dans un sens plus contemporain. Ces deux visions s’opposent clairement tant ils mobilisent des approches différentes des modèles économiques, des projets urbains à mettre en œuvre et des prises en compte des populations… Plus largement, c’est à la fois l’engagement du Beyrouth de demain et le reflet de la ville historique qu’il s’agit de discuter et de préserver pour offrir une meilleure qualité de vie aux habitants, permettre un développement économique et une durabilité sociale et environnementale, enfin pour promouvoir de nouveau le vivre-ensemble.

La capitale libanaise et l’ensemble du Liban présentent pourtant un grand nombre d’acteurs sociaux particulièrement dynamiques et engagés, ainsi que de nombreux talents dans le domaine de l’urbanisme et de l’architecture qui pourraient être en mesure de définir des solutions holistiques efficaces et respectueuses de tous les enjeux. Encore faut-il que soient réunies les conditions d’une mobilisation commune des porteurs de la tradition et des promoteurs des dynamiques créatives et sociales. Des initiatives ont déjà été annoncées pour répondre à l’urgence. Les propositions d’aides abondent mais elles demeurent souvent en décalage des ressources locales, pourtant impliquées et compétentes pour mener les actions.

Beyrouth : une agglomération littorale éprouvée par les changements globaux et les fragilités de l’État

  • Une plaine littorale saturée

L’image permet d’observer les conditions naturelles du site beyrouthin, à partir de laquelle peut se comprendre les motivations historiques de l’établissement humain. Elle couvre plus de 1 200 km2, pour l’essentiel occupés par l’agglomération bâtie qui rassemble près de la moitié de la population libanaise sur une des rares plaines littorales du pays. Au nord du cap de Beyrouth, les collines plongent directement dans la mer : cette structure géologique permet au port de disposer d’une profondeur et d’un abri par rapport aux vents dominants Sud-Ouest. Au sud, sur les sables rouges, s’étend la forêt de pins de la sortie sud de Beyrouth.

La presqu’île fait éperon, contrastant avec la puissante muraille calcaire orientée sud-ouest/nord-est, visible à droite de l’image. Le complexe orographique est profondément disséqué par des vallées, creusées dans de profondes gorges. Le topos du « château d’eau », attaché traditionnellement au Liban, est désormais fragilisé par les conséquences du changement climatique : sécheresse, diminution des précipitations neigeuses et plus grande fréquence des précipitations torrentielles.

L’environnement très minéral de la ville renforce par ailleurs la constitution d’un îlot de chaleur urbain. La pollution atmosphérique chronique produite par la circulation automobile et les générateurs électriques est ressentie d’autant plus intensément que la ville est fréquemment couverte par un anticyclone.

  • L’eau et l’électricité comme enjeux majeurs

Paradoxalement, alors que la disponibilité en eau est la plus élevée de la région, la défaillance des réseaux d’adduction contraint la population à acheter son eau domestique à des opérateurs privés et le réseau reste impuissant à traiter les effluents urbains : en été, le Nahr Beyrouth n’est plus alimenté que par des égouts et le stockage des eaux superficielles s’avère insuffisant (retenue collinaire visible, barrage de Bekaatet kenaan).

En 2022 le ministère de l’Énergie et de l’Eau libanais a annoncé que la distribution d’eau potable avait baissé de 7 0% depuis 2019. Les forages privés sauvages et les stockages non contrôlés sur les toits des immeubles en sont une traduction paysagère. La conséquence est illustrée par des feux de forêt, dont une série intense, en octobre 2019 a consumé des terres de la région du Chouf.

La plupart des systèmes de distribution et de traitement des eaux dépendent fortement d’un approvisionnement électrique devenu instable : les carences du service électrique rendent quasiment indispensables les générateurs électriques privés (cf. E. Verdeil). Les coupures d’électricité, qui atteignent au moins vingt heures par jour, paralysent la vie au Liban et la facture des importations de carburants est aggravée par la dévaluation récente et les brutales secousses du marché qui achèvent d’épuiser le pays. En juin 2021, la baisse du PIB par habitant est estimée à 40%, le taux de pauvreté multidimensionnelle évalué à 81% et la monnaie a été dépréciée de 95%.

  • Les premières phases de croissance urbaine beyrouthine

Dès avant 1860 les murs d’enceinte sont détruits, ouvrant la voie à un étalement considérable. L’aménagement énergique du port entre 1890 et 1895 offre une impulsion importante et dès 1930 la ville déborde de ses limites administratives. Après l’indépendance toute la plaine littorale, jusqu’à Raouché et les premiers versants du Mont Liban sont investis par l’urbanisation et l’industrialisation progresse à l’est, imbriquée avec les zones résidentielles notamment dans les quartiers périphériques de Furn el-Chebbak, Tayouneh et Chiyah.

Le sud, lui, s’urbanise au gré de l’internationalisation de Beyrouth : l’aéroport est ouvert en 1950 et les premiers réfugiés palestiniens rejoignent alors cette banlieue sud. A partir de la guerre, la banlieue Est se densifie avec l’arrivée des réfugiés du Chouf et de Beyrouth Ouest, la banlieue sud se spécialise dans l’accueil des populations, notamment chiites, du Sud Liban et de Beyrouth-Est.

  • Le Mont Liban : de la montagne refuge à l’urbanisation de villes satellites

L’urbanisation en nappe ou sous forme de mitage, progresse de manière fulgurante vers le Mont Liban. Elle est tout à la fois alimentée par des populations fuyant les lignes de front pendant la guerre civile (1975-1990) que, durant les vingt ans d’après-guerre, par la bulle spéculative. La capacité du réseau routier peine à suivre cette progression : la congestion est intense du fait d’une offre en transport public quasi nulle à laquelle se substitue une flotte de taxis services qui n’éponge que très partiellement la demande.

La structure sociale et politique libanaise se répercute sur le fonctionnement territorial de la moyenne montagne du Mont Liban : les cohortes de néo-urbains rejoignant la ville conservent souvent d’intenses relations avec l’arrière-pays où de véritables villes-satellites se structurent (Aaley, Broummana, Bhamdoun). Longtemps organisées autour des monastères puis devenues des villégiatures d’altitude, elles sont toujours rejointes, au moins le weekend, par des Beyrouthins qui y retrouvent leurs principaux réseaux de sociabilités confessionnels et clientélistes animés par les zaims (patrons) locaux et continuent d’y voter du fait de l’inertie de la carte électorale libanaise. Ces échanges consolident les fiefs politiques des grands leaders politiques libanais dans la montagne libanaise (Farah, Teller). Dans le même temps, les villes du Mont Liban fournissent encore des services communautaires fondamentaux aux Beyrouthins (partis, dispensaires, écoles) tandis que leur fonction nourricière s’est quasiment éteinte et la forêt de cèdres réduite à de timides lambeaux.

  • Remblais et illégalités sur le littoral

Cette augmentation considérable des espaces bâtis doit beaucoup à la pression démographique mais aussi à la faiblesse de la régulation publique, incapable de juguler la spéculation foncière. Le littoral de Beyrouth en porte les stigmates : d’immenses remblais et empiètements sur le domaine public (notamment maritime) témoignent de ces innombrables infractions, accommodements locaux et passe-droits (Verdeil). La surface totale de ces informalités avoisine celle des constructions légales sur le littoral. Projets balnéaires, chalets et plages à accès privatif, projets résidentiels et décharges en sont les usages les plus fréquents.

Enfin, dès les années 1970, le port, saturé, se double d’annexes en remblai. Les années de guerre autorisent ensuite la construction de plusieurs jetées et empiétements littoraux des « seigneurs de guerre », l’après-guerre poursuit cette œuvre. Eric Verdeil qualifie de « dérèglement métabolique » cette propension qu’a Beyrouth de s’étendre au dépend des communs : de 1983 à 1998, les démolitions, parfois sauvages et non planifiées (comme celles des anciens souks) génèrent des déblais improvisés qui ont alimenté l’immense remblai tangent au centre-ville. Ces remblais se convertissent bien souvent en immenses décharges à ciel ouvert.

Une image permet ainsi d’illustrer l’histoire d’une ville et ses tensions contemporaines.

Pour en savoir plus sur les zooms d’études du CNES

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